Elles sont femmes. Elles sont biotanistes, chasseresses, arpenteuses ou guérisseuses. Elles sont les survivantes d’une terrible épidémie, le Fléau, qui leur donne la capacité de voyager dans le temps. Elles vivent au convent et ramènent de leurs voyages des connaissances indispensables à la survie de l’humanité car, dans le monde qu’elles gouvernent, la terre est sèche. Hostile. Depuis leur forteresse, elles travaillent au maintien de l’humanité, alors que dans le Barrio elles sont perçues comme des sorcières, tantôt haïes, tantôt enviées.
Quand le roman s’ouvre, nous rencontrons Ulysse, un homme, et son cheval, Merlin. Ulysse est colporteur, un métier qui l’amène à voyager et à découvrir de nombreux récits et légendes, un métier neutre mais non sans risque. En effet, s’il n’est ni sous les ordres des Soeurs du convent, ni sous ceux des Nornes (opposantes qui désirent l’isocratie), il n’en est pas moins une proie facile pour les Semeuses, ces femmes qui soumettent les hommes à l’esclavage et récoltent leur semence. Néanmoins, sa relation avec Anthoïna, une soeur et biotaniste de renom, le protège des assauts des autres femmes.
Lorsque nous rencontrons Ulysse, il vient de sauver Rim, une jeune fille qui rejoindra le convent car elle a survécu au Fléau. Rim grandira donc, en huis clos, au convent où elle suivra les apprentissages des sorcières, comme de nombreuses survivantes. Comme Circé, sa seule et meilleure amie, comme Olympe, sa pire ennemie, ou encore comme Alex, cette nouvelle venue qui la trouble. Là-bas, elles sont préparées pour le « saut ». Toutes n’aspirent cependant pas à voyager dans le temps, mais Rim attend son premier saut avec impatience et appréhension. En effet, si le premier voyage d’une sorcière est classé en zone inutile, alors cette dernière devra choisir une autre voie. D’autres questions la taraudent : que lui veut Olympe, jeune sorcière tardivement arrivée au convent mais qui semble la surveiller ? Et puis, qui est Alex, cette autre nouvelle venue qui pousse Rim à reconsidérer ses certitudes, à aller plus loin dans ses raisonnements ? Et si le convent cachait autre chose… Et si les hommes pouvaient, eux aussi, survivre au fléau ?
« – C’est comment, le futur ?
Meriem souffla sur son thé. Que révéler ? Le désastre auquel l’humanité s’efforce de survivre alors qu’elle a oeuvré, souvent sciemment, à sa propre extinction ? Le règne du plastique, la pénurie d’eau, les épidémies, le même éternel schéma des rares privilégiées que leur argent n’a pas épargnées, cette fois ; le retour de l’esclavage, la loi du plus fort ? Pollution, conventions bidon, montée des eaux, agonie de la démocratie et des abeilles, dictature verte tardive, famines, désertification massive ? Comment peut-il se figurer l’apocalypse que se prépare si amoureusement l’humanité ; le fléau, leur incapacité à en identifier la source et l’insoutenable chaleur qui rôtirait la terre et ses locataires d’ici une dizaine de siècles ? »
L’univers d’Anne-Sophie Devriese est foisonnant, riche et passionnant. Dans son roman postapocalyptique, elle inverse les genres : la domination masculine a été renversée et l’injustice sociale inversée. Les femmes sont à la tête de la civilisation alors que les hommes sont exclus des décisions politiques. Ils sont souvent esclaves et en sont réduits à donner leur semence. A cela s’ajoutent des préoccupations environnementales puisque les conditions de vie sont difficiles, surtout en-dehors du convent : la terre est sèche, hostile, désertique. Les ressources et savoir sont précieux. Evidemment, ils sont jalousement gardés au convent, cette forteresse qui a traversé les siècles et semble abriter bien des secrets. Pire, ils sont parfois transformés pour mieux asseoir la domination féminine.
Avec ce roman, l’autrice crée un univers proche du nôtre et pourtant si différent. L’ambiance y est austère mais unique et captivante. La société matriarcale dépeinte fourmille de détails, de subtilités qu’il nous faut connaître avant de débloquer les rouages de l’intrigue et de découvrir les oppositions à l’intérieur même du convent ou du Barrio. Les thématiques sont fortes et nombreuses (transmission du savoir, mémoire, remise en question d’un ordre établi ou encore quête de soi et des autres) et Anne-Sophie Devriese les exploite à l’aide d’une multitude de personnages. Grâce à tout cela, « Biotanistes » est un roman complet, tout en nuances. J’ai adoré y rencontrer Rim, Alex, Antho, Ulysse et les autres. J’ai aimé détester Olympe, Tidiane et tous ces personnages haïssables mais nécessaires.
« Biotanistes » est un roman percutant, intelligent et foisonnant : l’univers est très riche, complexe et bourré de références culturelles que nous connaissons. Et si le texte d’Anne-Sophie Devriese est assurément engagé, il n’en est pas moins divertissant ! Un coup de coeur !
Biotanistes, Anne-Sophie Devriese,
Editions ActuSF (Naos),
19 mars 2021
600 pages
19,90€